L’Empire carolingien, autrefois fleuron de l’Occident chrétien sous Charlemagne, a progressivement sombré dans la division après le traité de Verdun en 843. Ce démembrement, marqué par la désintégration de son unité politique et territoriale, est perçu par les contemporains comme une véritable tragédie. Parmi eux, le diacre Florus de Lyon, témoin de cette période troublée, décrit dans ses écrits les signes de la déchéance d’un empire qui, autrefois, était puissant, respecté et admiré par toutes les nations. À travers ses paroles, nous plongeons dans un monde qui bascule dans l’instabilité.
Un empire florissant sous Charlemagne
L’idéal chrétien d’un empire unifié
Florus de Lyon nous rappelle ce qu’était l’Empire carolingien à son apogée. Il dresse un portrait presque idyllique d’un empire unitaire, où « un prince et un peuple » coexistaient sous un même étendard chrétien. Le couronnement impérial de Charlemagne en 800 par le pape Léon III est présenté comme un acte divin, où l’empereur reçoit la couronne grâce à « l’appui du Christ » et par « le don apostolique ». Charlemagne, en effet, n’est pas seulement un souverain politique, mais aussi un défenseur de la foi, investi d’une mission sacrée : maintenir l’unité chrétienne et défendre l’Église contre ses ennemis.
Cependant, Florus semble ignorer ou omettre certains aspects plus complexes de cette période. Charlemagne, bien que couronné empereur à Rome, ne considère jamais la Ville Éternelle comme sa capitale. Son cœur et son pouvoir sont à Aix-la-Chapelle, qu’il fonde en 807 et qui symbolise la « deuxième Rome » et la « deuxième Constantinople ». Il refuse d’être l’empereur des Romains dans le sens antique du terme et abandonne dès 801 l’idée de se proclamer « empereur des Romains ».
Une puissance politique et militaire incontestable
L’Empire carolingien est, à cette époque, la plus grande puissance d’Occident. Florus de Lyon souligne avec fierté que « les royaumes étrangers, les Grecs, les Barbares et le Sénat du Latium lui adressaient des ambassades ». L’Empire carolingien entretenait des relations diplomatiques avec l’émir de Cordoue, et les trêves, comme celle de 810, témoignent de son influence et de son respect sur la scène internationale.
Cependant, la situation était plus délicate avec l’Empire byzantin. Les Byzantins considéraient le couronnement de Charlemagne comme une usurpation. Le conflit pour la reconnaissance de l’autorité impériale entre l’Occident et l’Orient culmina lorsque Charlemagne envahit la Vénétie, un territoire byzantin en Italie. Ce n’est qu’en 812 qu’un compromis fut trouvé avec Michel Ier, basileus de Byzance, qui finit par reconnaître Charlemagne comme empereur d’Occident.
Un système administratif et judiciaire solide
L’une des forces de l’Empire résidait dans son organisation administrative et judiciaire. « Toutes les villes avaient des juges et des lois », écrit Florus, faisant référence à l’uniformité de l’organisation judiciaire mise en place sous Charlemagne. Le tribunal du comte, ou mallus, était chargé de trancher les litiges civils et criminels, en fonction des lois spécifiques à chaque peuple. En effet, Charlemagne avait instauré un système juridique qui respectait la personnalité des lois, c’est-à-dire que chaque individu était jugé selon les lois de son peuple d’origine, comme la loi salique pour les Francs ou la loi ripuaire pour les habitants de la région rhénane.
Cependant, ce système avait ses limites. Florus critique la vénalité de certains comtes, juges locaux, qui convoitaient souvent les terres des petits propriétaires. Ces juges étaient difficilement révoqués, et au fil du temps, ils prirent de plus en plus de libertés vis-à-vis du pouvoir central.
La Renaissance carolingienne
Sous Charlemagne et Louis le Pieux, l’Empire carolingien connut un essor culturel et religieux remarquable, souvent qualifié de Renaissance carolingienne. Florus de Lyon se souvient avec nostalgie de cette époque où « le zèle des prêtres était sans cesse entretenu par des conciles fréquents, et les jeunes gens relisaient sans cesse les livres saints ». Cette renaissance fut marquée par la tenue de nombreux conciles réformateurs et par un engagement fort pour l’éducation. L’école palatine d’Aix-la-Chapelle formait les jeunes élites, et les clercs étaient encouragés à maîtriser la grammaire latine afin de mieux comprendre les textes sacrés.
Les fractures de l’Empire : vers le démembrement
Le traité de Verdun : un partage mortel
Le point de rupture majeur de l’Empire carolingien survient en 843 avec le traité de Verdun, qui divise l’empire en trois parties. Florus, dans ses écrits, voit dans ce traité la cause première du déclin. Il déplore amèrement : « Déchue maintenant, cette grande puissance a perdu à la fois son éclat et le nom d’empire ; le royaume naguère si bien uni est divisé en trois lots ».
Les terres sont réparties entre les trois fils de Louis le Pieux : Charles le Chauve obtient la Francie occidentale, Louis le Germanique reçoit la Francie orientale, et Lothaire garde la couronne impériale ainsi qu’un territoire s’étendant de la mer du Nord à l’Italie. Bien que Lothaire conserve le titre d’empereur, il n’a pratiquement aucun contrôle sur les royaumes de ses frères, et l’Empire est désormais morcelé en entités rivales.
Florus regrette profondément ce morcellement, qu’il considère comme une trahison de l’unité impériale. « Il n’y a plus de véritable empereur, chacun s’occupe de ses intérêts particuliers », écrit-il. Pour lui, le traité de Verdun marque non seulement la fin de l’unité politique, mais aussi un désordre général qui menace la stabilité de l’Empire et risque d’attirer la colère divine.
Des querelles dynastiques aux révoltes des Grands
Les querelles entre les héritiers de Charlemagne et de Louis le Pieux avaient débuté bien avant le traité de Verdun. En 817, Louis le Pieux avait tenté de structurer la succession de l’Empire avec son Ordinatio Imperii, mais la naissance de Charles le Chauve en 823 provoqua de nouvelles tensions entre les frères. Les luttes fratricides affaiblirent considérablement le pouvoir impérial, et Florus observe avec amertume que « les divisions ont surtout profité aux Grands du royaume », c’est-à-dire à l’aristocratie, qui utilisa ces querelles pour accroître son influence.
Les conflits internes affaiblirent également les structures de l’Église. Florus note que « les pasteurs du Seigneur, habitués à se réunir, ne peuvent plus tenir leurs synodes au milieu d’une telle division ». La fragmentation de l’Empire perturbe la tenue des assemblées religieuses et judiciaires, bien qu’il faille nuancer cette affirmation, car certaines synodes provinciales continuèrent à se tenir dans les différents royaumes.
L’éclatement de l’Empire
La désorganisation de l’Empire carolingien, désormais divisé, a de graves répercussions sur ses frontières. Florus s’interroge : « Que vont faire les peuples voisins du Danube, du Rhin et du Rhône, de la Loire et du Pô ? Tous, anciennement unis par les liens de la concorde, maintenant que l’alliance est rompue, seront tourmentés par de tristes dissensions ». Cette fragmentation interne laisse place à des révoltes locales, comme celles des Bretons contre Charles le Chauve, et affaiblit la capacité de l’Empire à faire face à des menaces extérieures.
Conclusion
Le démembrement de l’Empire carolingien est le fruit de divisions internes profondes, exacerbées par les querelles dynastiques et le partage de Verdun. Loin d’être un événement isolé, ce partage symbolise la fin de l’unité impériale rêvée par Charlemagne. Les contemporains comme Florus de Lyon voient dans ce démembrement la cause de tous les maux qui accableront l’Occident au IXe siècle, tant sur le plan politique que religieux. À travers ses écrits, nous percevons le regret d’une époque révolue et l’inquiétude face à un avenir incertain.
Bibliographie sommaire
- HALPHEN (L.), Charlemagne et l’Empire carolingien, Paris, réed. 1995 ;
- RICHÉ (P.), Les Carolingiens. Une famille qui fit l’Europe, Paris, 1983 ;
- THEIS (L.), L’héritage des Charles. De la mort de Charlemagne aux environs de l’an mil, Paris, 1990.