Le grand schisme d’Occident

Le texte original que nous analysons est un poème intitulé Lamentatio Ecclesie, composé de 84 quatrains, bien que nous ne disposions que des 26 derniers. Il date probablement de mars 1381. Son auteur, anonyme, proviendrait du milieu universitaire parisien, un contexte important car l’Université de Paris jouait un rôle clé dans les débats théologiques et politiques du temps.

Le poème personnifie l’Église sous les traits d’une femme, dans une situation de désarroi face à deux papes, Urbain VI et Clément VII. Elle déclare qu’une femme ne peut avoir deux époux sans scandale, et cette métaphore reflète la division de l’Église entre deux papes rivaux. Incapable de trancher entre les deux, l’Église attend des conseils, qui forment la trame de l’œuvre.

Chaque partie du poème met en scène un conseiller. Le premier, sceptique, issu de l’Église grecque, reste indifférent aux conflits entre les papes, notant que Jacob eut deux femmes. Ensuite, un partisan de Clément VII argue en faveur des vertus des cardinaux, tandis qu’un urbaniste, dans la troisième partie, s’oppose en affirmant que les cardinaux qui soutiennent Clément ne sont pas dignes de foi. La dernière partie présente l’Église, toujours confuse, résumant le débat en semblant favoriser l’urbaniste, mais en concluant qu’un concile général est nécessaire pour résoudre la crise.

Les origines du Schisme d’Occident

Le schisme, consommé depuis trois ans à la date de la rédaction du poème, prend racine en 1378 avec l’élection contestée d’Urbain VI et celle de Clément VII, son rival. Revenons sur les événements clés.

La double élection de 1378

L’élection d’Urbain VI (8 avril 1378) Grégoire XI, avant de mourir le 27 mars 1378, avait permis aux cardinaux de procéder à une nouvelle élection. Le conclave, composé de 16 cardinaux présents à Rome, se réunit le 7 avril et, le lendemain, ils élurent Bartolomeo Prignano, archevêque de Bari, sous le nom d’Urbain VI.

Bien que Bartolomeo Prignano ait été décrit comme un « simple homme » dans le texte (v. 23), il avait une carrière notable. Né à Naples, il avait obtenu un doctorat en droit canonique et civil (in utroque jure) et avait occupé plusieurs postes importants dans l’administration papale. Cependant, contrairement à ce que le poème laisse entendre, son élection ne s’est pas faite à l’unanimité : des divisions existaient parmi les cardinaux, certains étant réticents, mais la majorité des deux tiers était suffisante pour le déclarer légitimement élu.

Les cardinaux informèrent leurs collègues restés à Avignon et les souverains européens de l’élection d’Urbain, mais très rapidement, leur opinion changea.

Les raisons de l’invalidité de l’élection d’Urbain VI Peu de temps après son élection, Urbain VI déçut les cardinaux en s’attaquant à leurs privilèges et à leur style de vie. Il dénonça leur richesse et leurs excès, les accusant de simonie (v. 65-67 : « A voulu corriger l’orgueil la symonie / D’aucuns des cardinalx »). Ces critiques, fondées pour une part, créèrent des tensions avec les cardinaux, qui commencèrent à regretter leur choix. En secret, certains d’entre eux cherchèrent à invalider l’élection d’Urbain, notamment en utilisant l’argument selon lequel l’élection s’était déroulée sous la contrainte de la foule romaine. Ce climat de violence, dans lequel les Romains exigeaient un pape italien après 70 ans de papauté à Avignon, servit de prétexte à cette invalidation.

Le résultat fut que, le 20 juillet 1378, les cardinaux français invitèrent leurs collègues italiens à les rejoindre à Agnani pour dénoncer Urbain VI comme « faux pape ». Le 2 août, ils proclamèrent officiellement l’invalidité de l’élection. Urbain, sommé d’abandonner ses titres (v. 18 : « Mandé li hont qu’il leisse le tyare et la chappe »), fut déclaré « antichrist », « hérétique » et anathématisé par ses anciens soutiens.

L’élection de Clément VII (20 septembre 1378)

Le siège pontifical étant considéré comme vacant par les cardinaux, ils procédèrent à une nouvelle élection. Le 20 septembre 1378, Robert de Genève, jeune et courageux (v. 21-22), fut élu sous le nom de Clément VII. Robert de Genève, issu d’une illustre lignée et légat pontifical à plusieurs reprises, avait le soutien de nombreux cardinaux et souverains, dont Charles V de France.

Cette double élection marqua le début officiel du schisme d’Occident, avec deux papes réclamant chacun la légitimité du trône de Saint Pierre.

Portrait du pape Clément VII par Giulio de Medici (1478 - 1534)

Les conséquences du Schisme : la division de l’Église

Dès la fin de 1378, l’Église se scinda en deux obédiences : les urbanistes, fidèles à Urbain VI, et les clémentins, soutenant Clément VII.

Le parti clémentin

Le poème (v. 74) note que les « Provenciaulx et François » soutiennent Clément VII.

  1. Les Provençaux Sous l’influence de Jeanne Ier de Sicile, la Provence, d’abord réticente, finit par accepter Clément VII comme pape légitime, particulièrement après que Louis d’Anjou, fervent partisan clémentin, hérita des comtés de Provence en 1380.
  2. La France Le soutien de la France, dirigée par Charles V, fut déterminant pour Clément VII. Charles V, proche des cardinaux français et de Robert de Genève, fut accusé d’être à l’origine du schisme. Cependant, l’auteur réhabilite Charles V, arguant qu’il ne pouvait agir qu’en suivant des conseils avisés (v. 29-32).

La décision de reconnaître Clément VII ne fut pas immédiate. Charles V consulta le clergé et les universitaires lors d’une assemblée en septembre 1378. Après plusieurs mois de réflexion et face à la pression, il finit par se déclarer en faveur de Clément VII lors d’une réunion à Vincennes le 16 novembre 1378, décision qui causa quelques résistances en France, notamment en Normandie, mais qui fut finalement acceptée.

Le parti urbaniste

Les partisans d’Urbain VI, mentionnés dans le poème (v. 75), incluaient l’Empire, la Hongrie, l’Angleterre, et la Lombardie.

  1. L’Empire L’empereur Charles IV soutint Urbain VI, et son fils Wenceslas, roi des Romains, réitéra cette position lors d’une diète en février 1379, résistant aux tentatives diplomatiques françaises pour l’amener à reconnaître Clément VII.
  2. La Hongrie et la Pologne Malgré les liens de parenté avec la dynastie française, la Hongrie et la Pologne, sous Louis Ier, soutinrent rapidement Urbain VI. Cet appui renforça le camp urbaniste en Europe centrale.
  3. L’Angleterre En Angleterre, alors en guerre contre la France, le soutien à Urbain VI fut immédiat, renforçant la rivalité politique entre les deux nations.
  4. La Lombardie La Lombardie resta divisée entre les partisans d’Urbain VI et ceux de Clément VII, illustrant la complexité des alliances politiques régionales.

Les États neutres ou partagés

Certains États, comme le Hainaut, mentionnés dans le texte (v. 73), avaient une position ambiguë, reconnaissant parfois Clément VII tout en tentant de rester neutres.

Les moyens pour rétablir l’union

La voie de fait

L’auteur du poème condamne la violence comme solution pour mettre fin au schisme (v. 93-98), bien que dès 1379, Urbain VI et Clément VII aient tenté de se battre pour imposer leur autorité. Urbain déclara même une croisade contre Clément VII, tandis que ce dernier lança une expédition militaire contre Rome, sans succès.

L’appel au concile général

Pour l’auteur, la seule solution viable est la convocation d’un concile général (v. 83-84, 100). Le concile, assemblée des évêques de la chrétienté, aurait l’autorité nécessaire pour résoudre le schisme. Cependant, malgré les espoirs de certains, cette solution fut rejetée à plusieurs reprises par les papes et les souverains, notamment Charles V, qui était sceptique quant à son efficacité.

Conclusion

Ce poème anonyme, écrit dans un contexte de division et d’impasse, appelle à la réunion d’un concile général comme seule issue au schisme. Il faudra attendre 1409 pour que cette solution soit mise en œuvre au Concile de Pise, bien qu’il n’ait pas résolu la crise, puisqu’il ajouta un troisième pape à la chrétienté.

Bibliographie sommaire

  • Histoire du christianisme (sous la direction de J.-M. Mayeur, Ch. Pietri, A. Vauchez, M. Venard), Paris, 1990.
  • N. Valois, La France et le Grand Schisme d’Occident, 4 vol., Paris, 1896-1902.
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